Le son a toujours été pour moi le fil conducteur dans mon travail artistique. Dans mon enfance, pendant les vacances d’été, venant de la ville, j’aimais écouter la réfraction des sons sur la mer, les oreilles collées près du sable à la plage. L’hiver, les tempêtes à la pointe du Finistère en Bretagne offraient un paysage aussi fantastique sur le plan visuel que sur le plan sonore.


Plus tard, en apprenant le violon, j’ai été beaucoup plus attiré par l’improvisation et la création de sons avec l’instrument plutôt que l’interprétation au sens classique du terme.

Le déclenchement de mes réflexions sur la musique a été la lecture conjointe de deux livres parus et traduits en français la même année en 1979 : Conversations avec Stockhausen  de Jonathan Cott pour comprendre les sons et bien sur Le Paysage sonore de Murray Schafer pour en savoir plus sur l’environnement sonore. Très vite, j’ai écouté et enregistré les sons qui m’entourent, je me suis intéressé à tous phénomènes sonores pour reprendre les mots de la compositrice Betsy Jolas.


En créant un jardin autour de ma maison, j’ai beaucoup réfléchi à l’idée de jardin sonore - Soniferous Garden - chère à Murray Schafer. En opposant la low-fi, basse fidélité et la hi-fi, haute fidélité, Schafer établissait une distinction qualitative entre les sons de la ville et les sons de la nature. J’ai appris à travailler avec le végétal, matériau vivant en perpétuel mouvement, tout comme les sons et les espaces sonores, toujours différents en dehors du studio d’enregistrement, selon les caprices de la météo. Au même moment, les installations de Max Neuhaus à Times Square New York ainsi qu’au domaine de Kerguehennec en pleine campagne près de chez moi m’ont invitées à écouter - Listen - et à prendre conscience de l’importance du son dans notre monde.


Doit-on négliger la richesse des sons urbains ou des sons industriels au profit des sons naturels ?

Doit-on utiliser immédiatement le low-cut, coupe grave, pour supprimer le son du camion qui passe au loin lors d’une prise de son naturaliste ?


Ma pratique du Field Recording et de son artéfication ne gomme aucun son. J’aime très tôt le matin, enregistrer le drone d’un chalutier qui s’éloigne très lentement de la côte tout en écoutant le bruit des vagues à mes pieds. Je ne cherche pas à documenter ou à représenter, je m’immerge à l’intérieur du son même. Des procédés simples de prise de son (micros de contact) sont utilisés en même temps que des moyens plus élaborés d’atomisation du son (synthèse granulaire) avec l’ordinateur.

Dans ma dernière pièce Wire drawing, tous les sons ont été entièrement enregistrés dans une usine Michelin de tréfilage. Dans cette usine, on entre dans un monde quasi déshumanisé où le vacarme des machines et des ventilations rend obligatoire le port de protections auditives pour tous les ouvriers ! 

Wire drawing propose une réécoute de sons considérés normalement comme pollution sonore et plonge l’auditeur dans une nouvelle expérience sonore qui sera cette fois non subie. 1.


d_T


1 Catalogue festival Longueur d’Ondes, 2013

Wire Drawing a été enregistré dans une usine de tréfilage Michelin, au cours de plusieurs sessions de travail et de rencontre avec les ouvriers. L’idée initiale de l’artiste s’approche des pratiques propres au field recording, à savoir le déplacement physique en corrélation avec le mouvement de la pensée. Le musicien met en place une topographie de l’espace sonore par le biais d’une démarche inductive, les microphones de contact sont placés sur les machines en se focalisant sur les micro-vibrations, qui se confondent avec les prises de son d’ensemble.


La recherche que l’artiste mène suggère une écoute multidimensionnelle, mise en évidence par certains rapports complexes d’association entre différentes prises (des rapports de symétrie et de compensation). Il y a présence simultanée de toutes les composantes sonores de l’usine, fragmentées, rendues audibles par la synthèse concaténative par corpus.


La musique ainsi formée revêt une sensibilité eschatologique qui se voudrait filiation de celle, comme le notait Cioran à propos de la musique de Varèse, qui “préfigure et commente l’âge atomique1.

L’aliénation sonore est donc le territoire - frontière exploré dans Enter - Shelter . Les machines et les sons représentent un ensemble de manifestations sonores extrêmement riche pour les ouvriers (car analysable harmoniquement), véritable “zone de brouillage” entre bruit et musique.

En dehors des difficultés quotidiennes que rencontrent ces derniers (ils travaillent en 3/8 avec des protections auditives en permanence, les espaces de repos à l’intérieur permettant d’atténuer le son au niveau des aigües), ils ont développé un certain attachement, un rapport particulier aux machines et notamment une écoute singulière (ayant compris la démarche de d_T, les ouvriers se sont investis dans ce travail et l’ont orienté vers « la machine RX » ou « la locomotive » pour la qualité timbrale de leurs sons).


C’est dans cette perspective que l’artiste a choisi de ne pas faire parler les ouvriers, mais bien plutôt de replacer l’écoute au centre de la démarche. Là est le sens que prennent les deux polarités Enter - Shelter : sorte d’invitation à se mettre à la place des ouvriers par le biais de l’écoute, sans pour autant entrer dans un rapport pathétique à ceux-ci. L’oeuvre se veut ainsi humblement, pour reprendre les mots de Luigi Nono, une “participation subjective naturellement, mais en fonction de la réalité existante : de la réalité historique de la société dans son milieu naturel”2.


Hoel Tallec

1 Cioran Emil, Cahiers 1957-1972 , Paris, Gallimard, 1997, p. 321.
2 Nono Luigi, crits , trad. L. Feynerou, “Catalogues et notices”, La terra et la compagna , Genève, Contrechamps, 2007, p. 609.




wire drawing

enter 12:32

shelter 15:08


all sounds recorded in a tyre factory

curated by théorème


recorded and produced by d_T

mastered by rashad becker @ d&m


12-inch / 45rpm


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critique de kasper t toeplitz

ring modulation

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